La drôle de vie.

peter panVivre son adolescence le jour chez ses parents et la nuit chez sa tante qui habite seule au bout du village, n’est pas une vie anodine. Les sensations sont multiples et très variées. D’un côté une famille pauvre guidée par une grand-mère lucide et aimante, de l’autre une tante avec une pension confortable pour une personne seule. Et des deux côtés, un analphabétisme patent. Evoluer dans un tel milieu a été pour moi une chance. La chaleur familiale vécue de deux manières différentes et très originale chez ma tante, entre profane et sacré. C’est probablement ce qui me conduisit tout droit vers l’agnosticisme.

Presque la vie idéale pour le jeune adolescent que j’étais. Une richesse du quotidien capable de vous saborder ou au contraire vous transporter vers le meilleur de vous-même.

Ma grand-mère était une fine cuisinière. C’est elle, sans le savoir, qui m’a transmis le goût de la cuisine et du partage. Ma tante se nourrissait de soupes à l’oignon, ratait toutes les sauces qu’elle tentait pour faire plaisir, toujours aqueuses, complètement noyées et sans goût particulier. Elle aussi, sans le savoir, a contribué à ma formation culinaire : apprendre par la force des choses.

La maison de ma tante se trouvait à la sortie du village avec un espace vide d’une centaine de mètres qui la séparait de la dernière demeure du quartier le plus proche. Lorsque je rentrais de nuit cela me paraissait une trotte infinie. On se racontait des histoires à frémir et bien avant d’arriver à l’endroit « désert », j’étais déjà chargé d’émotion pour frissonner davantage. Des peurs fabriquées de toutes pièces afin d’entretenir les muscles horripilateurs qui dressent les poils, surtout sur les avant-bras et sur la tête. Des sensations que j’entretenais presque par plaisir et qui renforçaient mon penchant pour les contrastes de la vie.

Je me construisais entre cinéma, église et école. Ma tante s’occupait de la salle de projection tous les jeudis et dimanches. J’avais pris l’habitude de vérifier la présence du prof de français, je savais que j’avais des « chances » d’être interrogé le lendemain. Je me levais très tôt les vendredis ou lundis lorsque j’avais remarqué sa présence à la séance de la veille pour bien réviser mes leçons et partir en toute quiétude à l’école. C’était une manière de se former aux prises de responsabilité, cela ne dépendait que de moi.

Ma grand-mère était très croyante sans jamais mettre les pieds à l’église. Elle avait ses repères et s’y tenait. Le vendredi Saint était jour sacré. Elle ne manquait pour rien au monde la procession nocturne. Se recueillir devant le Christ en croix posé sur un reposoir installé sur la place voisine à quelques mètres de sa maison était un test de vie et l’assurance de passer une année l’âme tranquille. Une année, croyant sa fin venue, elle se désolait de ne pas pouvoir se rendre sur la place devant le reposoir pour embrasser le Christ. Nous l’avons portée avec mon frère et cela a transformé sa vision des choses : elle retrouva la force de vivre encore quelques années. Ma tante était de tous les offices, elle s’occupait de l’église comme elle le faisait pour le cinéma. Elle balayait, entretenait la sacristie, s’occupait de l’autel, des burettes, de l’allumage et l’extinction des cierges et surtout de sonner les cloches à la corde. Elle adorait l’hostie et récupérait toutes les chutes que le curé mettait au rebut. Deux manières opposées de vivre sa foi. D’un côté, la foi en direct avec le Tout Puissant, sans intermédiaire, de l’autre le don total de tous les instants par une cohabitation permanente avec Dieu. Le « sacristanat » parfait pour accompagner l’omniprésence du divin.  

L’école n’était pas encore une préoccupation majeure pour moi. Présent à toutes les messes matinales pour gagner un crucifix en « ivoire » en assurant l’assiduité quarante jours d’affilée, je me dépêchais pour ne pas arriver en retard… toujours in extremis. Je ramais en classe. Avec le recul, j’ai l’impression que je n’étais pas encore prêt pour les apprentissages sérieux avec mon statut de lecteur tardif et hésitant. Se sentir à la traîne n’est jamais réjouissant ni encourageant. Pas dyslexique, beaucoup dysorthographique à cause de mon léger mais patent handicap auditif. Bref, je n’étais pas assez mûr pour l’école, je me rattraperai largement par la suite.

D’autres bouleversements, biologiques ceux-là, étaient en préparation…

En remontant du bas quartier de la Navaggia à la tombée de la nuit, j’avais le temps de cogiter me sentant dans un moment de liberté totale. Tout pouvait se produire durant ce trajet. Les idées cabriolaient dans ma tête en faisant mille fois le tour de mes neurones, parcourant les méandres des circonvolutions des deux hémisphères cérébraux sans jamais tomber dans l’abîme d’une dépression…

Au passage, je rencontrais une jeune fille de mon âge et nous conversions un moment. Elle semblait m’attendre, et sans me soucier de savoir si c’était vrai ou faux, cela m’arrangeait bien de penser que je ne la laissais pas indifférente. C’était la période où tout garçon commence à s’intéresser aux filles et à rêver plus qu’à agir, par timidité et manque d’assurance bien souvent. Nos conversations prenaient un tour plus connoté amourette, au fil du temps. Les petits élans, les gestes tendres semblaient prendre le pas sur les banalités de nos discussions. Un jour, nous partîmes nous cacher derrière les bruyères déjà hautes pour tenter quelques caresses. J’avais eu l’occasion de voir des positions du Kama Sutra et lui proposai, d’emblée, d’en essayer une. C’était une des plus compliquées, du genre mission qu’on ne propose qu’à un pilote de ligne chevronné possédant près d’un millier d’heures de vol à son compteur. Evidemment, elle n’a rien compris à ce que je lui demandais et l’émotion aidant, l’explosion se produisit en pleine ascension. Avec le recul, on peut penser que faire compliqué lorsqu’on peut faire missionnaire, fut une chance pour nous. Ce fut la première et la dernière tentative de décollage avec elle. Je ne l’ai plus jamais rencontrée sur mon passage.

Au cours de cette période, je me suis senti vraiment libre et j’ai beaucoup appris de la vie. Mon sens de l’observation s’est aiguisé, j’ai commencé à écrire, notamment des fables pour ma tante que je lui lisais le soir. Elle riait, bien souvent sans comprendre le message. Elle était fière de moi et cela me suffisait aussi. Je me souviens de l’une d’entre-elles qui s’intitulait « Le corbeau et la colombe ». Dans mon récit, il n’y avait qu’un personnage : le corbeau qui voulait devenir colombe. Il attendait que le meunier sorte ses sacs de farine pour se rouler dedans et devenir tout blanc. Il rêvait de suivre un vol de blanches colombes échouant dans toutes ses tentatives. Dès les premiers battements d’ailes, il perdait sa couleur , aussitôt démasqué. Ce texte était dédié à ma tante qui avait des cheveux blancs et se faisait teindre très souvent. A force de teintures, sans doute peu au point à l’époque ou trop répétitives, sa chevelure avait viré au violet.  

Je m’étais façonné des comportements totalement différents selon que je me trouvais dans ma famille ou avec ma tante. Mais cela se produisait automatiquement sans aucun calcul ou sans aucune arrière-pensée. Probablement une richesse pour se construire une personnalité…

Comme pour tromper le film qui tire à sa fin, il m’arrive  de faire un tour dans ma drôle de vie, très souvent, pour me donner l’illusion qu’il me reste encore beaucoup à vivre. Je refais mon voyage accompagné de tous ces visages enfouis dans un coin de la mémoire et qui reviennent piloter la fin du roman comme ils ont piloté mes tendres années.

Une manière de devenir jeune en revenant sur mes pas, c’est infiniment plus agréable et plus rassurant.

Hélas, on ne trompe pas le temps, c’est le grand amnésique de la vie.

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2 commentaires

  1. D’une certaine manière votre enfance ressemble a la mienne et a beaucoup d’autres personnes je pense. comme j’aimerai décrire la mienne comme vous le faites,j’ai trouvé ce texte très beau,je croyais voir défilé un film,un film naif comme je les aime.
    merci et j’espere que vous aurez d’autres a nous faire partager!

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  2. Humour d’abord (recettes culinaires ou teintures ratées), émotions fortes (peurs liées à l’enfance, aux malédictions religieuses ou superstitieuses), maison isolée, histoires à faire frémir (à une époque où aucun réverbère n’éclairait les rues villageoises) ce qui nous plante un décor. Restitution et immortalisation de souvenirs. Et puis, en filigrane, ce fort désir d’apprendre et de se surpasser dans une école de jadis, certes mieux considérée que de nos jours. Autres désirs, passions véritables et émois amoureux. Mystiques pieuses ou païennes (entre l’église et le cinéma). Et puis le Temps ! Ce temps que l’on aimerait non pas arrêter mais moduler au gré de nos plus beaux rêves. Au plaisir de te relire, Simon.

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