C’était en ce temps là mais ni Noël ni moi ne figurons sur ce cliché. (Cliquez sur l’image)
C’est encore une vieille histoire, une très vieille histoire de pétanque mais n’est-ce pas avec ces vieilles histoires que l’on s’est construit. Une histoire qui a compté.
Cela fait exactement vingt-deux ans que je n’ai plus tenu une boule de pétanque en main pour une sombre autre histoire, une sorte de blocage à la suite d’une altercation futile… Je n’étais pas au mieux de ma forme, pas trop serein à cette époque et le blocage guettait. Un moment de faiblesse qui a duré puisqu’il m’a éloigné de mon passe-temps favori… C’était une période de fragilité dont je me questionne encore aujourd’hui sans retomber sur mes pattes. J’avais perdu confiance.
Longtemps, bien longtemps avant, je venais de réussir mon bac scientifique, j’étais un fana de la pétanque. Tous les soirs, que ce soit au groupe scolaire ou sur la place de l’église, j’étais au rendez-vous des parties qui s’achevaient la nuit tombée. Nous étions une bande de copains, jeunes et moins jeunes à en découdre amicalement boules en mains. Il y avait Antoine Ripolin (Bartoli), Pierre, Loulou, Roger, Jean Fortuny, le docteur de Peretti, Jean Paul, Denis, Alex, pour les plus assidus et quelques estivants à la retraite… Tous d’une génération déjà avancée et puis les jeunes de moins de vingt ans. Nous passions des fins d’après-midis joyeux et nous nous quittions le soir en pensant au lendemain. A la piazzona, les martinets, i striona, faisaient inlassablement le tour du clocher avec des cris stridents comme une musique de fond pour nous accompagner…
Noël était un vieux monsieur pas si vieux puisqu’il était retraité de l’armée, un passionné de la boule. C’était un homme calme, calculateur et toujours courtois face à l’adversité. On aurait dit qu’il était rompu aux combats et donc très peu touché par les petites querelles pétanquières mais il ne lâchait rien. En grande difficulté, il temporisait pour trouver la faille ou attendait un moment de faiblesse adverse. Rien n’était jamais perdu tant qu’il avait boule en main. Je ne le connaissais pas mais lui avait connu mon père, de la même génération. Il adorait faire les concours de villages durant l’été et cherchait un partenaire permanent. Un soir à la Piazzona nous étions assis côte à côte. Il a pris son temps : « Comment passes-tu tes vacances ? Que vas-tu faire l’année prochaine ? » Il connaissait notre condition familiale. Je lui répondis que les petits concours quotidiens m’apportaient un peu d’argent pour passer l’été et que l’année suivante, je ne ferai rien par manque de moyens. Il me fit une proposition : « Si tu fais la saison de pétanque avec moi, je te paye tes vacances puis tes études que tu me rembourseras lorsque tu auras un métier. » J’avais déjà le goût de l’indépendance, pour rien au monde, je ne me serais enfermé dans cette prison presque dorée pour moi. J’acceptai de faire quelques concours avec lui, sans exclusivité et sans contrepartie.
Sa proposition, une marque de confiance très forte puisque tout se faisait sur parole, m’a donné un sacré coup de fouet. L’estime de soi avait grimpé d’un coup et je lui dois cette reconnaissance. Il n’a pas bronché, il insista juste un peu en disant qu’il avait les moyens, à tel point que je me suis demandé si les concours de boules n’étaient pas un simple prétexte de contrepartie pour ne pas ressembler à du mécénat. Je ne l’ai jamais su.
J’ai souvenance du premier concours que nous fîmes ensemble, à double titre. C’était à Sartène. Après une première partie gagnée sans trop de difficultés, nous attaquions la deuxième contre les champions de Corse doublette venus d’Ajaccio. Je me souviens du tireur qui se nommait Riri Piglioni (un nom dans ce genre). La partie s’éternisait, nous gagnions point sur point, laborieusement, à midi sonnantes nous avions un large avantage 12/2. C’est à ce moment que le joueur adverse nous demanda d’arrêter la partie pour aller manger. Malgré la mise en garde des autres joueurs qui nous regardaient, Noël accepta en me disant, j’ai retenu deux places au restaurant de mon ami, un ancien militaire comme lui. Un établissement de luxe disait-on à l’époque. J’ai été déçu car j’ai mangé comme à la maison, des poireaux vinaigrette et un ragoût aux pommes de terre. Je me faisais une autre idée du restaurant sélect.
De retour sur le terrain de pétanque, nous fûmes balayés en quelques mènes avec les félicitations malicieuses de nos adversaires. Nous n’étions pas dupes, nous savions à quoi nous nous exposions, mais c’est ainsi… Nous étions plus en villégiature qu’en conquête de coupe.
Il m’arrive encore de penser à Noël qui m’a sans doute donné confiance en moi à un âge où je doutais fort de l’avenir. Ce sont des moments que d’autres oublient vite, les pensant insignifiants ou s’en fichant royalement. Se remémorer est une force qui donne toute sa teneur, toute sa saveur et tout son poids à la vie.
Je te salue Noël, si tu m’entends.