Chronique d’un triste jour de février 1956.

L’année 1956 a marqué toute une génération et, par écho, les générations suivantes qui n’ont pas vécu l’épisode neigeux de février, plus connu sous le nom « u nivonu di 56 » (Littéralement : la grande neigée de 1956).
En Alta Rocca, notamment autour de Lévie et Tallano, on parle encore du drame survenu dans le village de Mela, cette année-là. On évoque cette tragédie de manière floue, par ouï-dire avec toutes les approximations et les déformations qu’engendre ce mode de transmission. Moi-même dans le texte intitulé « L’étrange voyage d’un pic épeiche », j’effleurais une nouvelle fois cette histoire en compagnie de Louis enfant de la famille concernée par ce drame, lui et moi n’en connaissions qu’un version déformée et imprécise.

On connaissait plus ou moins cette tragédie sans la précision des détails.
Ce sera chose faite à la lecture de ce texte puisque le récit que j’en donne a été narré par l’un des participants, Antoine de Rocca Serra.
Il se souvient du jour comme si c’était hier, une histoire dramatique définitivement gravée dans sa mémoire. A la lecture des lignes qui suivent vous comprendrez pourquoi.
Je sais, aujourd’hui, que le village de Mela s’est mobilisé pour entourer la famille, un autre vécu ignoré de tous.

C’était un début d’après-midi de février 1956. Il neigeait tous les jours. Les routes étaient impraticables. A peine déneigées, il fallait recommencer à déblayer puisque la neige en remettait une couche, inlassablement.

Le docteur Mela alerté pour un accouchement tentait de se rendre dans le village voisin situé à cinq kilomètres de Lévie environ, le hameau de Mela en parfaite homonymie avec le médecin, sans autre lien. L’approche s’annonçait quasiment impossible, le toubib rassembla quelques personnes pour l’aider dans son déplacement.

Bastianu Serra avait sorti sa Peugeot camionnette 203 bâchée. Tinu Pini, Cameddu Canarelli, Antoine de Rocca Serra étaient chargés de dégager le passage à mesure de leur progression. Ils arrivèrent sur place aux alentours de 17 heures.

Le père de famille parti à Ajaccio pour réserver un lit à l’hôpital était resté bloqué sur place. La voisine avait allumé la cheminée, faisait chauffer de l’eau pour le café en attendant l’arrivée du bébé. Un des enfants prénommé Ferdinand prostré sur l’escalier, transi de froid, muet, semblait marquer le coup de l’attente et de l’incertitude.

Jusqu’à minuit, le médecin tenta de faire naître l’enfant sans y parvenir. Convaincu qu’il ne pouvait plus faire grand-chose, il décida le transport vers l’hôpital d’Ajaccio situé à plus de cent kilomètres. On installa la parturiente sur un matelas hissé sur la camionnette et chacun prit place pour cette aventure incertaine.
Jusqu’à Saint Roch, tout proche, au-dessus de Tallano, les hommes se relayaient pour déblayer le passage et pissaient à tour de rôle sur le pare-brise pour éviter le gel. Vers deux heures du matin, ils arrivèrent à Propriano et se mirent en recherche d’essence pour poursuivre leur périple. Ils réveillèrent le pompiste Casabianca et firent le plein. Lorsque ce dernier fut informé de leur mission, il leur annonça que la route d’Ajaccio était fortement enneigée. Le col de Celaccia, le premier sur le trajet, était bloqué. Des arbres alourdis par les chutes abondantes de neige, tombés au sol, barraient la route. Il fallait donc retourner à Mela. Le docteur insista pour passer d’abord à Sartène afin d’associer un autre médecin pour le seconder. Ce ne fut point recherche facile. Seul le docteur Paul Mondoloni leur ouvrit la porte et accepta de les accompagner.

Vers six heures du matin, ils étaient de retour dans la maison familiale. La voisine était encore là pour s’occuper des enfants.

A ce stade, les toubibs décidèrent de forcer l’accouchement en donnant à chacun une tâche bien précise. La mère et l’enfant à naître étaient en danger, il était temps d’activer le protocole d’urgence. Je passe sous silence tous les détails. Les deux médecins, après force difficultés parvinrent à libérer la petite fille. Totalement cyanosée, le cordon autour du cou, probablement en situation d’anoxie extrême. En grande souffrance depuis la veille, elle ne survécut qu’une heure environ, malgré les efforts des docteurs pour la maintenir en vie.

Rosalie, la maman avait beaucoup impressionné Antoine. Durant tout le trajet et jusqu’à son accouchement, elle se montra stoïque, extrêmement courageuse. Elle tenait un mouchoir serré entre ses dents, pas une plainte ne sortit de sa bouche, seule la douleur contenue se lisait sur son visage.
Le drame n’avait pas fini de s’abattre sur cette famille. Quelques années plus tard, le père fut enseveli sous une énorme masse de terre alors qu’il terrassait au pied d’un talus. L’aîné s’en était allé aussi. La maman poursuivit sa mission dans le foyer comme au jardin et conduisit ses quatre autres enfants jusqu’à la réussite bien méritée.

Les sauveteurs improvisés s’étaient battus pendant une longue nuit, dans le froid glacial, sans manger. Partis pour gagner, à aucun moment, ils n’avaient imaginé que cette aventure tendue vers la vie allait s’achever dans le drame d’une famille.

Egalement marquée par cette tragédie, l’institutrice Rose Colonna, correspondante locale du quotidien Nice-Matin édition Corse (Corse-Matin aujourd’hui) relata cette triste histoire pour sensibiliser les autorités à la nécessité d’avoir un hôpital de proximité. Il n’est pas impossible que l’hôpital de Sartène ait commencé à germer dans l’esprit des élus à la suite de cet article qui rendait public un fait destiné à rester dans le secret de famille…

« U nivonu di 56 » résonne encore dans les chaumières.

Camionnette 203 bâchée, années 50.

Photo en titre : La maison située à l’entrée du village de Mela, est celle qui abritait la famille.

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