Cette pulsion incontrôlable, totalement irrationnelle, survenue soudainement comme un coup de foudre, je la nomme ici passion plutôt qu’« Harpagonisme ». Cet amour éperdu pour l’argent et les billets notamment, jusque-là méconnus, me conduit à parler de passion plus que d’avarice, cela me semble mieux convenir au cheminement du personnage.
Mon grand oncle avait pas mal baroudé dans sa prime jeunesse. Après un épisode à Paname, gardé secret, il passa le restant de sa vie entre la Navaggia au fond du village et le maquis.
L’homme était impressionnant. Sa stature imposante ne passait jamais inaperçue sur les chemins. Très matinal, il vadrouillait avec sa musette tantôt à la pêche tantôt à la chasse ou en maraude. Plutôt taciturne, il avait ses têtes et ne s’arrêtait que rarement pour converser. La méfiance était de mise permanente. Il fallait qu’il vous ait à la bonne pour vous saluer sans trop s’attarder, toutefois. Il gagnait sa vie en braconnant. A plusieurs reprises, il eut maille à partir avec la maréchaussée dont il avait une sainte aversion. Je crois qu’il a passé une bonne partie de sa vie à jouer au chat et la souris avec les gendarmes. Le pandore était son ennemi juré et ce dernier, toujours sur ses gardes, préférait ne pas le croiser dans ses patrouilles. Deux d’entre-eux s’étaient retrouvés dans le lac un jour de traque. Ils en avaient gardé souvenir cuisant. Tonton, c’est ainsi que je l’appelais, assumait lorsqu’il se faisait choper. Le plus souvent, s’il prenait mauvais vent, se sachant recherché, il préférait disparaitre dans le maquis pendant de nombreux jours. On avait l’impression qu’il cherchait à se faire oublier. Devenu invisible, capable de surgir de nulle part nuitamment, son ombre hantait les nuits de certaines personnes qu’il avait dans le nez… Gare à ceux qui l’avaient dénoncé, il avait bon flair.
Sur le tard, un édile du village réussit à faire valoir ses droits de blessé de guerre. Il avait reçu une balle dans le tarin, correctement reconstitué avec une partie de sa fesse dans un hôpital militaire. Cette pension inattendue, destinée dans un premier temps à le civiliser afin qu’il reste sage, va progressivement se transformer en passion. Une passion pour le magot. Trop d’argent lui est tombé dessus d’un seul coup. Il avait l’impression de devenir riche et cette nouvelle découverte allait le transformer.
Il ne dépensait pas grand-chose et très vite, il amassa une petite fortune. A partir de ce moment, cet homme qui était craint de tout le monde et ne risquait rien de personne, se mit à douter. Le monde et le voisinage étaient peuplés de chenapans dont il fallait se méfier en permanence. Plus de paix, plus en sécurité du tout.
C’est à partir de ce moment que je fis certaines remarques. Son amour pour les billets l’avait totalement transformé. Il n’avait rien changé à son mode de vie mais il était devenu inquiet, très méfiant, presque fragilisé. Pas un sou ne filait dans une dépense inconsidérée. Il tapissait sa chambre avec du papier journal et se nourrissait de pâtes ou de riz presque essentiellement. Parfois, il se montrait généreux en débarquant chez moi avec un jambon dans la musette, nous l’entamions pour en prélever quelques tranches puis il repartait avec le reste du prisuttu (jambon).
Charlot n’était plus le même. Plus son magot enflait, plus il devait se creuser la tête pour savoir où le placer. Chez lui, pas à la poste ou la banque, il avait pris des distances définitives avec les institutions. Tout ce qui rappelait système organisé comme une gendarmerie, par exemple, était banni de son esprit.
Les cachettes se multipliaient. Outre l’argent qu’il gardait sur lui et qu’il transportait dans sa musette, toujours accompagné de son fusil, au cas où, le reste était planqué. Sa première trouvaille fut le rembourrage d’une chaise qu’il avait restaurée en mélangeant mousse et billets. Parfois, en tirant sur sa pipe, il me souriait en disant : « Tu as vu il était assis sur un magot et ne savait rien. » Il n’avait goût que pour les planques originales en évitant les plus classiques. Il remplissait des boîtes métalliques de biscuits avant de les enterrer à la cave. Il rangeait son bois de chauffage dessus, le sol n’était jamais à nu. Je me suis demandé s’il n’en avait planqué derrière son tapissage au « quotidien régional » après avoir comblé certains trous.
Cet homme passionné par la vie à la belle étoile, qui courait les fleuves, les monts et les vaux s’était sédentarisé. Il vouait un culte inattendu aux billets de banque croyant qu’il pouvait s’acheter le monde, hélas, l’argent l’avait perdu. Il s’est cloîtré dans l’ombre de sa cuisine, parfois posté face à la porte d’entrée avec son fusil pour faire face à une éventuelle attaque, la lumière toujours éteinte pour ne pas trop solliciter le compteur EDF.
Il n’avait pas perdu la tête mais le flouze lui faisait croire des choses qu’il n’aurait jamais imaginées du temps de sa liberté.
Il illustrait sans le savoir, la fable « Le savetier et le financier ».