Une image qui résume le texte, un regard et presque une larme…
Elles ont poussé comme les blés. Presque d’un seul coup.
Leia, la plus grande, nous a surpris. Elle mène grand train dans son parcours scolaire, un parcours brillant jusque là et de surcroit, elle décroche le titre de championne de France de judo avec son équipe de Vendée. Ce n’est pas rien dans sa jeune vie, ça vous booste le plus morose des enfants.
Ses sœurs et ses cousines, la famille se développe au féminin, sont encore jeunes et respirent la joie de vivre. Je porte sur elles un regard apaisé, je les imagine lorsqu’elles seront devenues des demoiselles puis des dames car le temps m’interdira cette joie, sans doute. Je me projette facilement, j’extrapole à partir de leur caractère enfantin. Nana est grande dans son comportement, son langage est riche, son raisonnement bien construit et déjà le bagage bourré de connaissances. Margault que je connais moins sera la plus surprenante. Encore très secrète, hésitante, un peu fragile, sa marge de progression est importante, elle en surprendra plus d’un(e). Fanchon insouciante en apparence, plutôt cascadeuse et dynamique, poursuit son chemin avec la volonté d’égaler les plus grandes. Francesca est une petite sauvage, on ne l’approche pas facilement, c’est elle qui décide. Lorsqu’elle n’était qu’un bébé, elle me faisait des appels de phares pour que je joue avec elle. Aujourd’hui, elle me boude, m’évite, me fait la tête, ses concessions sont plutôt rares.
C’est le regard d’un grand père sur ses petites filles. Un aïeul qui se souvient du regard de son bisaïeul. Arci missiau (bisaïeul, mon arrière-grand-père) était au bout de sa vie et trainait ses derniers jours dans sa chambre froide qu’on appelait le frigidaire. Il vivait dans son lit, la tête soutenue par deux gros coussins, lisait le plafond, presque immobile. Il était silencieux, ne se plaignait de rien. Il imaginait la vie des ses arrière-petits-enfants qui tournaient autour de lui lorsqu’il pouvait encore aller jusqu’à sa chaise près de la cheminée, juste sous son coucou qui égrainait les heures d’un cri lancinant à vous taper sur le système.
Je me souviens de son regard lointain lorsque je posais un genou sur son lit, me hissais jusqu’à sa joue pour l’embrasser. C’était un rituel imposé par les parents. Je voyais ses yeux qui se tournaient vers moi, un regard profond et interrogateur : « Que vont-ils devenir ? » Ses jours étaient comptés, je le croyais immortel, juste un peu fatigué. Je ne saurai jamais s’il me voyait capitaine, médecin, maçon comme lui ou curé. C’étaient les rêves de naguère. Comme si l’image était insuffisante, j’enfouissais mon visage dans sa longue barbe blanche et humais une bonne bouffée d’odeur de tabac froid dont elle était fortement imprégnée. Sa pipe désormais délaissée, posée sur la table de nuit, avait tant enfumé la petite chaumière. J’avais la vision, l’olfaction et le toucher, ce qui manquait le plus était le son de sa voix dont je n’ai aucun souvenir. Le goût était inscrit dans les fritures et les ragoûts que ma grand-mère, sa fille, nous mijotait.
Je me souviens du regard d’un bisaïeul. J’avais entre quatre et cinq ans, le temps a filé, je ne l’ai pas vu passer, je l’ai pourtant cultivé. Il était dans mon jardin, je lui ai consacré tout mon temps. Souvenez-vous de ma philosovie : Qui a intégré la notion de temps ne se préoccupe plus du sens de la vie et se passe de l’idée de Dieu. Je croyais ainsi dompter le temps, passer sur lui et ses entraves. Aujourd’hui, il se dresse devant moi comme un naja menaçant surgi de nulle part. Il dodeline de la tête, se balance en cherchant le côté de sa morsure. Pour l’heure, il joue. Désormais sous mon nez, il prend sa revanche : « Longtemps, tu as cru me dompter. Tu vois je suis bel et bien encore là, je t’attends… »
C’est lui le vieux complice de la faucheuse, c’est lui qui décide lorsqu’il veut, c’est lui qui a le dernier mot et qui dit : C’est fini.
Aucun subterfuge n’efface le temps et l’oubli n’existe pas. Se souviendront-elles d’un aïeul ?

J’y crois, ce sont les poules qui me l’ont caqueté : « Cococo codec ! Codec cococo ! » Ça signifie « T’inquiète ! Ne t’inquiète pas ! »
En filigrane : « C’est le temps qui commande ! »