La mémoire de la grande place.
C’était un jour d’hiver. Un de ces jours maussades mais calme. Le brouillard s’était installé sur le village, voyageant par vagues soudaines lorsque le vent exigeait un peu de mouvement. L’atmosphère humide enveloppait le paysage, l’asphalte luisait, la fumée des cheminées se confondait avec la brume. A quelques mètres de moi, l’église restait invisible, je suivais instinctivement le chemin qui me conduisait à la Sorba.
Dans le virage de la sacristie, je croisai Pierre qui filait, la tête basse. Je me suis arrêté pile pour le saluer, il a gardé sa vitesse de croisière sans un regard dans ma direction. Lorsque je l’ai interpellé, il me reconnut à la voix, stoppa net et m’adressa : « Mi ! Sé qui ? In vacanzi ? » (Mi ! Tu es là ? En vacances ? (« Mi !» est une sorte de tic langagier qui introduit la surprise dans une exclamation) Cela faisait cinq ans que j’étais revenu au village et constatai sans étonnement que de nombreuses personnes l’ignoraient. Ma vie de Robinson en était la raison.
Nous étions à quelques pas de la Piazzona, je m’assis sur le mur qui la domine et pendant quelques minutes, j’ai vu défiler des années. La grande place de l’église est sans doute l’endroit du village qui recèle le plus grand nombre de souvenirs.
Enfants, nous passions beaucoup de temps ici. Entre les messes, les processions, le catéchisme, toute une enfance centrée sur l’église, c’était un passage obligé quotidien. Très tôt, le curé disait la messe matinale, Antoine et moi, les plus assidus des enfants de cœur, servions l’office avant de foncer vers l’école pour être à l’heure. C’était souvent in extremis que nous franchissions la porte de notre classe pour passer sans transition des cieux à l’ici-bas. De l’image pieuse à celles plus réalistes des manuels scolaires, du « Je vous salue » punitif, du « notre père » qui éponge les gros péchés aux « tu me copieras cent fois »… Du sacré au profane, de la béatitude à l’échec scolaire.

Aujourd’hui, l’église prend vie de temps en temps, la grande place est souvent déserte. Les jours de funérailles est celui des retrouvailles. De nombreuses personnes se saluent après des années d’absence. Les petits groupes se forment, parfois des apartés, pour revivre quelques vieilles séquences : « Tu te souviens ? Imbè… ! » Des visages s’illuminent : « Ô ! Mi à Simonu ! Un cambii mica ! » (Tu ne changes pas !) Et nous voilà repartis à travers les quartiers, vers les châtaigniers ou du côté de l’ancienne gendarmerie où se préparait la guerre contre les enfants de gendarmes depuis la Chjusedda. Quelques mots sur la défunte ou le défunt, encore de multiples petites anecdotes à leur mémoire qui concluent toujours par : « C’est fini ! ».
Je me souviens du bal sur la grand ’place, des folles soirées de la Saint Laurent. Chaque adolescent cultivait son secret, portait au paroxysme ses espoirs d’amours naissantes, souvent plein de hardiesse et puis déçu. La belle avait d’autres horizons, il fallait se reprendre en engageant d’autres amourettes plus abordables. La brillantine, les cheveux parfaitement alignés et l’eau de Cologne achetée pour la soirée n’y pouvaient pas grand-chose. La messe était dite, il y a toujours l’autre qui vous ignore pour construire son histoire. Et chaque année, un signe nouveau, la blonde qui m’avait regardé me remontait le moral, je retrouvais une lueur encourageante.
C’est sur cette place que certains rêves se sont allumés puis éteints.

Je me souviens du feu de la Saint Jean, à faire éclater les racines d’asphodèle surchauffées dans le foyer, à balancer les filles au-dessus du feu, tenues fermement par les bras et les jambes. « San Ghjuvan’à focu, tirami n’u focu … » chantions nous, le cœur rempli de joie. C’étaient des cris dans la nuit du solstice d’été, des gerbes d’étincelles qui s’envolaient vers le ciel, les émotions fortes emmagasinées secrètement depuis quelques jours se libéraient soudain. Peine perdue, il en fallait beaucoup plus pour conquérir un cœur de demoiselle…
C’étaient les matches de foot à n’en plus finir. François le dentiste dont le cabinet surplombait la place, venait se mêler à nous, le temps qu’une anesthésie locale fasse son effet. Il adorait tenter quelques dribles et shooter fortement contre le mur de la Piazzona. Il adorait ce claquement à la Just Fontaine.
Une année d’inondation de la place, certains faisaient de la planche sans voile sur l’immense lac qui s’était formé le long d’un impressionnant talus, aujourd’hui soutenu par le grand mur. Charles Hubert était le plus intrépide, il affrontait tous les dangers et se faisait tirer les cheveux avec des tenailles pour affirmer son côté stoïcien.
A la pétanque, Pierre Alfieri celui qui me croyait en vacances au cœur de l’hiver, se donnait du courage avant de tirer annonçant « Un biscicanti », une brûlure qui forme une cloque, pour annoncer un carreau. Antoine Bartoli, dit Ripolin le peintre en bâtiment, m’appelait « A fumifuma », pour me convaincre de raser mon bouc qui le désolait et me faisait ressembler à un chinois. Noël Cucchi croisait les bras pour mieux étudier une mène qui s’annonçait désastreuse. Fortuny gardait son calme olympien quasiment olympique et sa courtoisie légendaire toujours de mise. Antoine Aquatella le tireur sans pitié ne supportait pas le moindre loupé lorsqu’un malin l’obligeait à jouer à courte distance. Charles le marseillais n’arrêtait pas de maugréer entre ses dents, toujours en retrait et jamais content. Bona se faisait chahuter. Jean de la Marangona toujours prêt à faire un « tentage », Ripolin lui rétorquait « Tu es un tenton, toi ! ». Ciabrini, le roi « di u’mbruschinu » levait son bras au ciel avant chaque tir comme s’il secouait à la verticale le grilloir cylindrique à torréfier le café pour mélanger les grains afin qu’ils ne carbonisent pas. Et puis, Denis, Loulou, Roger, Antoine, Alex, les Boéri… tout un monde fana de pétanque toujours au rendez-vous des après-midis estivaux.
I striona (les martinets) tournaient inlassablement autour du clocher ponctuant leur farandole interminable par des cris stridents. C’était un visuel et une musique de fond qui annonçaient des moments joyeux. Antoine Ripolin, toujours lui, à l’affût d’un bon mot nous lançait : « Mi, i striona cuntrolani u campanili, l’hanni in impressa ! » (Les martinets tournent autour du clocher, ils en ont l’entreprise)

Aujourd’hui, il nous reste les souvenirs. Parfois, lorsque nous sommes quelques anciens, réunis sur la Piazzona, nous racontons nos vieilles histoires à tour de rôle et en corse bien entendu. Il nous arrive d’être surpris par la nuit, il est temps de partir, de s’égailler en direction des quartiers. Demain, d’autres anecdotes seront remontées à la surface, on n’oubliera pas d’y revenir.
En voici une dernière qui concerne Polo que l’on voit à gauche sur cette photo. Quelqu’un me demandait ce qu’était devenu Sylvain. Lorsqu’il apprit que c’était mon frère, il fut fortement surpris. Polo qui écoutait la conversation s’étonna également : « D’où tu sors toi ? Toute la Corse sait qu’ils sont frères ! » Des sorties inattendues comme celle-ci sont caractéristiques de nos « chambrages » et fusent facilement lors de nos interminables discussions sur le passé.
C’est un langage typique de nos bavardages, surprenant dans sa tournure comme dans son contenu.

Une nouvelle génération a pris la relève, elle construit son histoire. Un jour, ces autres se retrouveront peut-être sur la place pour raconter à leur tour.
Notre histoire s’achève, le brouillard s’épaissit.
On y voit encore quelques visages en filigrane. Bientôt dans l’opacité du temps qui passe, il restera quelques écrits, juste un récit qui nous ramènera pour un instant au lieu du souvenir.
A Piazzona, se souviendra jusqu’à la nuit de son existence mais ne dira plus rien…
C’est dans ces endroits que nait puis meurt un jour la vieille mémoire d’un village.
Une autre histoire prendra la relève, la nôtre disparaitra avec l’échéance de notre génération.
