Nous avions cette chance, sans laquelle j’aurais eu beaucoup de mal à tenir, de revenir souvent nous ressourcer dans notre village. Le plus souvent possible et plus longtemps aussi. Une envie de Noël au balcon et hop ! Nous voilà partis. Et pourquoi pas Pâques au tison ? Partis aussi…
L’été, c’était l’occasion de cultiver la notion de temps dans toutes ses assertions. Son oui, son non. Son « Attends ! » et son « Dépêche-toi !». Son signe si particulier : « Attention, je passe et je ne reviens plus !». Les veilles de retour sur le continent et même quelques jours avant, je m’imprégnais de mon chez moi par tous les sens. Je ne voulais pas partir sans avoir tout regardé, tout absorbé de mes endroits favoris. Partir avec la tête bien pleine de mon univers, le sac à dos rempli de tristesse jusqu’au lieu-dit le Baladin avant de filer dans la descente vers Tallano. C’était une sorte de frontière symbolique à partir de laquelle tout basculait, nous passions dans l’autre monde dès que nous mettions le pied sur le bateau.
Mes enfants s’en donnaient à cœur joie. Une vie différente pour eux, vécue dans le quartier Navaggia comme moi naguère. C’était visible, ils adoraient cela par-dessus tout.

Je me souviens d’une année, Stéphanie ma fille, devait avoir autour des deux ans. Elle patrouillait partout avec les plus grands. Une sorte de mascotte qui amusait les plus âgés qu’elle. Elle criait sous l’eau de Piazza di Codu, assise dans le petit réservoir. Elle rivalisait avec les chats en leur chipant les pattes de poulet et devait faire mille autres choses que je ne connaissais pas. Elle suivait les grands jusqu’à Funtanedda où le ru était presque à sec mais gardait suffisamment d’humidité dans une boue profonde. Là, ils enfonçaient leurs jambes nues jusqu’aux genoux pour se faire des bottes comme j’aimais me chausser aussi, l’été venu, dans ma jeunesse. En séchant, la boue jouait bien son rôle de molletière. La petite faisait son plein de vraie vie. Cette année-là, elle découvrait le fameux « caca boudin » au hasard des rencontres. Toujours partante, d’autres enfants lui avaient enseigné le « caca boudin ». Plus on la sermonnait et plus l’expression prenait de la fréquence, de l’importance, en amplifiant le plaisir de la dire encore et encore. Normal, ça fonctionne toujours comme ça.

Nous étions rentrés à Versailles. Il était temps de faire une visite de routine chez le médecin. Dans la salle d’attente comme dans toutes les salles d’attente de France et de Navarre, les gens n’osaient pas se regarder en face et encore moins se parler. Chacun était plongé dans ses soucis ou ses fantasmes, ne sachant où poser les yeux. Le regard planté sur un tableau du plus mauvais goût, accroché à la hâte pour faire joli, sans aucune réflexion, ou alors, la tête basse pour admirer le bout des chaussures que l’on n’inspecte que dans les salles d’ennui. Là, on a le temps d’éplucher le moindre détail, jamais le matin en filant au travail.
Stéphanie s’était avancée jusqu’à la table basse surchargée de magazines, vus et revus, souvent à la date vieille de quelques années. Les pages cornées, fatiguées, surchargées de bactéries en tous genres… Normal pour un cabinet médical. Les mots croisés et fléchés saturés… il n’y avait pas encore de sudoku, hélas pour les amateurs de chiffres, rebutés par les lettres. Le silence était complet et cela mettait Stéphanie en alerte. Elle jeta un regard panoramique sur les patients, puis passa tout le monde en revue avec le sérieux d’un colonel devant son bataillon. Et soudain, hochant la tête à l’adresse de chaque personne, faisant le tour, elle offrit son « caca boudin ! » tonitruant bien détaché et partagé avec chacun. Sans doute, c’était pour elle le meilleur moyen de donner de la vie à ce monde endormi. Elle savait que cela faisait réagir vivement. Ce fut l’hilarité générale spontanée. Personne ne s’y attendait, ce « caca boudin » fit mouche du premier coup pour la plus grande honte de sa maman qui en rit aujourd’hui.
Quel dommage que ces salles ne soient des agoras pour favoriser la communication.
J’avais imaginé, si j’étais médecin, de poser un tableau sur lequel j’inscrirais un sujet. Quelque chose du genre : « Vous le croyez, pourquoi ? », « Aujourd’hui, c’est tête de veau ! », bref de quoi favoriser une discussion plus ou moins philosophique pour engager les gens à se parler. Avec ce genre d’accroche, j’étais certain qu’il ne se diraient rien, non plus… Comment faire ? Ils avaient inventé le téléviseur muet qui repasse les mêmes images en boucle, juste pour avoir de quoi planter son regard quelque part… On rajoute du silence au silence en imposant une vision que certains évitent en baissant la tête pour se replonger dans la méditation. Chacun invente son histoire en jouant à deviner, à mettre du sens sur ce cortège imagé et muet. Le cinéma sans parole peut avoir son intérêt, pas là, où il est imposé pour ne pas déranger le voisin déjà muré dans sa solitude.
Trop souvent, on se croirait dans l’antichambre d’une morgue, un vestibule triste pour ruminer son mal ou son mal-être avant de recevoir le verdict du toubib de l’autre côté de la cloison.
Je souhaite un « caca boudin ! » spontané et bien chaud, capable de déclencher le fou-rire généralisé dans toutes les salles d’attente… Cela permettrait d’évacuer un peu de stress, de moins s’appesantir sur sa douleur et peut-être amorcer un pas vers la guérison… Pas trop souvent non plus, car perdant l’effet de surprise, cela pourrait se terminer en eau de boudin.
En hiver, chez nous, ce sera la période du vrai boudin. Un boudin bourré de raisins secs, ou fourré aux herbes et aux oignons. Un vrai régal celui-là, avant qu’il ne devienne le caca boudin qui fait rire ou agace tant de parents…
*Je parle du cabinet médical que nous fréquentions. A l’époque, cela s’était étendu à la majorité des salles d’attente du coin.
On sourit en lisant, le bonheur transparait sur vos photos 🙂
Pas mieux qu’un enfant pour dérider une assemblée, quoique de nos jours, je ne sais pas, les gens ont le nez sur leurs smartphones et je me demande s’ils sont bien là, en vrai ou si ce sont des ectoplasmes.
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Oui, je suis tellement de votre avis que j’ai failli ne pas savoir écrire smartphone, je n’en ai pas.
J’en suis toujours au fil tendu entre deux boîtes de lait Gloria sucré pour communiquer.
A l’inverse des autres, je suis à la traîne sur ce registre…
Bon samedi 🙂
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😉 Moi non plus, j’ai un vieux truc qui se contente de téléphoner et que les autres regardent avec un certain dédain. » Et encore ne me suis-je décidée à prendre un portable que le jour où mon chien s’est égaré en forêt. Les gens m’appelaient à la maison pendant que je le cherchais désespérément.
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En écrivant le texte à venir « Semailles et moissons », je suis tombé sur celui-ci qui devrait vous plaire, enfin je pense.
https://simonu.home.blog/2019/05/18/dans-lombre-il-y-a-la-lumiere-2/
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Pour ne rien vous cacher je l’avais déjà lu. Il m’arrive de vagabonder sur votre blog quand vous avez le dos tourné voyez-vous 😉 le seul problème c’est que quand on commence, on ne s’arrête plus.
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Je fouille aussi pour sauvez les textes en souffrance, mal dans leur peau, parachutés dans le nouveau blog. Cela me permet de corriger, de changer les images… J’écrivais trop vite et sans relecture souvent, je me suis en peu calmé en les relisant.
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